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Return to Equinoxes, Issue 10: Automne/Hiver 2007-2008
Article ©2008, Claire Mazaleyrat

Claire Mazaleyrat, Université de Paris VII

 

« Celui qui se place sur une seule ligne droite ne va jamais bien loin. » Kateb Yacine.

LA SPIRALE, FIGURE DE L’ERRANCE CONTEMPORAINE

 

L’errance se caractérise au Moyen-âge par son double sens, de fourvoiement physique et intellectuel, voire moral : qui s’écarte du chemin, qui prend un sentier retors, de préférence forestier, encombré, est dans l’errance ; de même celui qui s’égare dans des pensées tortueuses, éloignées de l’orthodoxie morale, scientifique et religieuse. La ligne droite s’oppose manifestement à la ligne courbe, et il semble assez aisé de déterminer le droit chemin dans un tel contexte, quelque attirance que représentent les détours. Les labyrinthes figurés dans les églises d’alors représentent bien au sol ce parcours à la fois mystique et physique du pécheur égaré, qui cherche son chemin dans un univers confus et improbable. Qu’en reste-t-il à l’époque contemporaine, quelle recherche de sens peut encore subsister et comment se manifeste-t-elle à la fois physiquement et symboliquement ? Le parcours de l’errance se lit moins, semble-t-il, à travers le foisonnement des chemins possibles, que dans la ligne unique, dont on ne sait où elle conduit.1 Les figurations spatiales de l’errance se dématérialisent : Borges, auteur de l’errance, perd ses personnages dans d’insondables déserts sans lignes, sans tracés, sans direction : c’est le vide qui en vient à figurer l’errance dans notre monde contemporain, c’est-à-dire l’absence de sens.2 La figuration géométrique correspond à cette représentation à la fois physique, concrète, pratique de l’espace et mouvante, abstraite, illisible sur le papier, parce que censée relier par des symboles universels l’espace réel du géomètre à l’espace figuré par le plan, elle semble le terrain propice à une remise en cause de cette adéquation des signes, de manière à égarer le lecteur. Deux romans attireront donc notre attention par leur traitement très moderne de l’errance : Rayuela, de Julio Cortázar,3 La Vie mode d’emploi, de Georges Perec,4 sont des romans de l’errance : celle des personnages qui errent de chapitre en chapitre à la recherche d’un sens, et bien sûr celle des lecteurs que les narrateurs se plaisent à fourvoyer au gré d’une construction ludique du live.

Dans ces deux romans, plusieurs figurations géométriques de l’errance s’emboîtent pour créer la confusion : on sait que LVME est construit à partir de trois figures, en particulier  celle du bi-carré latin d’ordre dix,5 qui détermine l’ordre et le sujet des chapitres, la répartition des objets dans ces chapitres, et l’image même de l’immeuble remplie de pièces qui sont autant de cases de l’échiquier, ou de pièces du puzzle. De même, dans Rayuela, le jeu de la marelle détermine la construction du roman en cases, le « sautillement »6 d’une case à l’autre ; certains critiques ont perçu aussi l’importance du jeu d’échecs dans la construction narrative, apparemment hautement fantaisiste, et finalement très organisée, de la narration. Mais la figure qui représente le plus étroitement l’errance des personnages et du lecteur est celle de la spirale, qui procède à la fois de la ligne courbe, celle de l’erreur, et du cercle infini, représentatif d’un enfermement absolu.

Dans un premier temps, force est de constater que les personnages de Cortázar et Perec se complaisent dans une errance spiralaire, qui se manifeste par la répétition sans fin des mêmes actes, par le passage périodique dans les mêmes lieux symboliques ou au contraire vides de toute signification, effectuant un rituel sans foi. Deux personnages illustrent ce type d’errance : Oliveira, bien sûr, le héros de Rayuela, et Grégoire Simpson, l’un des anciens habitants de l’immeuble de LVME. Le personnage argentin passe d’un continent à l’autre dans la même errance, la même recherche éperdue d’un sens, et ses parcours interminables dans la capitale française illustrent la répétitivité circulaire du non-sens :
 « C’est ainsi qu’ils avaient commencé à errer dans un Paris fabuleux, se laissant conduire par les signes de la nuit, saisissant les itinéraires nés de la phrase d’un clochard, d’une mansarde éclairée au fond d’une rue noire, s’arrêtant aux petites places confidentielles pour s’embrasser sur les bancs ou regarder les marelles, rites enfantins du caillou et du saut à cloche-pied pour entrer dans le Ciel. », op. cit. p. 297

Les premières phrases du chapitre 4 laissent ainsi apparaître une succession d’actions ou de moments qui ponctuent un parcours aléatoire, livré au hasard des rencontres, et d’où se dégage une certaine magie. L’errance des personnages sans attaches et sans but est marquée par le gérondif qui suspend les moments évoqués au pluriel, pour montrer leur répétition, dans un passage atemporel, éternel : c’est la spirale heureuse de l’amour entre Oliveira et la Maga, le cycle enfantin, rituel, de leurs promenades. Mais très vite se brise le cercle au profit de ce que Cortázar appelle les « mouvements browniens », mouvements aléatoires dessinés par les mouvements désordonnés des deux protagonistes, dont chacun répète ses mouvements sans fin ; la magie des rencontres hasardeuses, de la fatalité, dans le labyrinthe des rues, se heurte à l’absence de sens, comme l’illustre ce passage qui juxtapose ligne à ligne ce que lit Oliveira et ses pensées sur les mouvements browniens :

« Où es-tu, où sommes-nous, à partir d’aujourd’hui, deux points dans
lorsque nous parlions de la famille et que j’évoquais des
un univers inexplicable, près de l’un ou de l’autre, deux points qui engendrent
souvenirs d’enfance ou rappelais des mots de mon père, mon brave oncle
une ligne, deux points qui se rapprochent ou s’éloignent arbitraire-
faisait preuve d’un enthousiasme extrême pour les grands hommes qui avaient donné
son lustre au nom de Bueno de Guzmán. », op. cit. p. 209.8

Dans ce passage dont la compréhension est particulièrement difficile, redoublant l’errance du personnage par celle du lecteur, deux lignes de lecture et de pensées “s’écartent et se rapprochent”, formant une figure « absurde » (p. 347) à l’image de l’itinéraire d’Oliveira. Les « deux points qui créent une ligne » du texte créent aussi des personnages, comme « Bueno de Guzmán » dont le nom apparaît à cet instant précis de la phrase. L’itinéraire aléatoire des personnages qu’il semble vain de comprendre est redoublé par le parcours du lecteur dans l’œuvre, passant d’un chapitre à l’autre sans égard pour la temporalité, comme l’ordonne le « mode d’emploi » initialement donné. Perdu entre deux villes et des pensées métaphysiques qui l’abstraient de la réalité, au sens propre comme au figuré, Oliveira figure le lecteur lui-même, perdu au milieu de signes devenus incompréhensibles une fois perdue la « magie » qui leur donnait sens à travers le personnage de la Maga. Ces déplacements spiralaires correspondent à ce que B. Terramorsi appelle la « caracole fantastique ».9 L’image centrale de la marelle elle-même peut être représentée comme le jeu de l’oie, sous forme de spirale, et figure un éternel recommencement, comme celui qui conduit le héros de Rayuela à une seconde vie, puis une « chute » dans le ciel paradoxale, forme de renaissance, à la fin de son parcours. La marelle elle-même dessine un cycle qui aboutit à l’éternelle répétition de ce parcours de la terre au ciel, dans la mesure où chaque fois que le but est atteint, elle offre un point qu’il s’agit d’accroître en recommençant à l’infini ce parcours hésitant, sur un pied. D’après Giordano, “ le saut d’Europe en Amérique n’a pas de contours définis d’un côté à l’autre car ils interfèrent mutuellement,  formant un ensemble dépourvu de sens .”10 En effet, le parcours d’Oliveira apparaît comme le pas hésitant d’une case à l’autre, ce qui explique les effets de retours en arrière et la démarche claudicante de la progression du roman.  Ce qui le rapproche alternativement de tel ou tel personnage obéit à la même « ló(gi)ca ».11 Aux yeux de Giordano, son parcours zigzagant le mène d’une possibilité à l’autre, et surtout à lui-même, «  Mais une fois à l’extérieur, ce n’est pas lui-même mais un autre qui se contemple lui-même, alors que l’expansion du je vers l’extérieur est impossible ».12 Cette impossibilité à parvenir à « sortir de soi » pour trouver son centre donne au parcours zigzagant de la marelle sa dimension métaphysique, et les réflexions de Giordano soulignent l’aporie à laquelle est confronté le héros : son parcours spiralaire, hésitant, traçant des boucles plus ou moins arbitraires, n’a d’autre but qu’une impossible sortie de soi, qu’un détour pour mieux trouver son centre. L’usage de la deuxième personne adressée à soi-même que fait Oliveira13 est le signe grammatical de cette volonté de dédoublement que met en scène son parcours : « l’individu s’autodivise en cases ».14 L’image de ce déplacement permet donc de donner tout son sens à la recherche ontologique d’Oliveira, dont on peut suivre les étapes hésitantes et tissées entre elles de retours en arrière. L’exemple le plus frappant est la confusion de Talita avec la Maga, au moment où la première traverse la marelle tracée dans la cour de l’asile : la représentation du jeu à cet instant précis permet d’autant mieux le retour en arrière –la Maga elle-même, au chapitre 4, accompagne Oliveira qui regarde les marelles dessinées au sol : la marelle est le déclencheur de la confusion des strates temporelles et des personnes, comme si sa structure spiralaire reprenait ses droits sur la perception du monde d’Oliveira.

En ce qui concerne l’œuvre de Perec, c’est le personnage de Grégoire Simpson qui semble le plus emblématique de cette conception spiralaire de l’errance, du temps et du sens. Le chapitre LII retrace son existence : d’abord employé de la bibliothèque de l’Opéra, il est congédié par souci d’économie, ne cherche pas d’autre travail, et finit par errer dans Paris, jusqu’au moment où ses parcours se font de plus en plus courts, et mènent à son confinement dans sa chambre et sa mort. Ce parcours d’une dépression révèle sur le plan physique, spatiale, l’errance psychologique d’une existence dépossédée de tout sens : dès la description du travail effectué à la bibliothèque, l’ironie de Perec se complaît à l’énumération des mille gestes parfaitement inutiles, des classements vains des employés de l’Opéra, et de l’absolue vacuité de leurs démarches répétitives :

« le sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel découpait les articles encadrés de rouge et les mettait, sans les coller, dans des « chemises provisoires » (CP) fermées par des élastiques ; au bout d’un temps variable, mais n’excédant pas généralement six semaines, on sortait les coupures de presse (dont l’abréviation était également CP) des CP, on les collait sur des feuilles de papier blanc 21X27, en écrivant, en haut et à gauche, à l’encre rouge, le titre de l’œuvre, en majuscules soulignées deux fois, le genre (…), le nom du compositeur… » p. 955.

La routine burocratique s’exprime à travers l’imparfait d’habitude et les innombrables précisions quant à la présentation immuable de dossiers que nul ne lit ; la confusion des « CP », chemises provisoires ou coupures de presses donne lieu à un enchevêtrement absurde des référents dans la phrase, et crée une confusion que cherche à circonvenir l’ordre précis et rigoureux de ces démarches, en attisant au contraire l’absurde.15 Or cette errance figurée par la répétitivité des travaux vains trouve un écho physique dans les marches sans fin de Grégoire Simpson à travers Paris, lorsqu’il est sans emploi :

« Ensuite vint l’époque des grandes promenades dans Paris. Il se laissait dériver, allait au hasard, plongeait dans la cohue des sorties de bureaux. Il longeait les devantures, entrait dans toutes les galeries d’art, traversait lentement les passages couverts du neuvième arrondissement, s’arrêtait devant tous les magasins. Il regardait avec la même application les commodes rustiques des marchands de meubles, les pieds de lit et les ressorts des matelassiers, les couronnes artificielles des pompes funèbres, les tringles à rideaux des merciers (…) » p. 957.

Ces promenades se caractérisent encore par l’imparfait itératif qui nie toute temporalité dans la succession à l’identique des mêmes gestes dénués de sens ; on trouve en outre une certaine exhaustivité16 qui n’est pas sans rappeler les scrupules qui entourent le rangement des coupures de presse ; mais comme Oliveira chez Cortázar, le héros « errant » de Perec est un promeneur passif, livré au hasard, qui se « laisse dériver » : la volonté est abolie dans ces errances modernes au profit, sinon d’une fatalité, du moins d’un lâcher-prise absolu face au non-sens ambiant. La spirale resserre ses anneaux autour du personnage, elle l’englobe dans son mouvement qui dépasse de très loin toutes ses aspirations propres : comme Oliveira a la sensation de tourner en rond des pensées sans fin, Grégoire Simpson suit d’un regard vide un monde qui ne l’atteint pas, ne lui fait pas dévier sa trajectoire sans but. Il se lance d’abord des défis, pour meubler l’espace et le temps sous l’angle du jeu : « le cent quarante-septième banc, le huit mille deux cent trente-septième pas », mais peu à peu abandonne même la notion du temps et l’envie de vivre. La mort du héros traditionnel n’est pas une simple question d’histoire littéraire ici, mais bien le signe que les figures l’emportent sur le réel.

L’image des escaliers dans l’œuvre illustre cette spirale reliant l’espace et le temps, puisque comme on le voit l’errance physique est aussi une errance sans repères chronologiques. Dans LVME, l’escalier en spirale est le lieu de passage des habitants de l’immeuble, leur lieu de rencontre et leur lien, qui fait la jonction entre les différents habitants d’époques révolues. La spirale remet donc en cause le principe même du temps, et pas seulement la linéarité apparente de l’espace,  au profit d’un territoire du fantasme. La figure de la spirale, différemment dans les deux romans, permet de relier la représentation de l’espace à celle du temps, dans un mouvement circulaire mais non fermé. Perec et Cortázar réactualisent donc la représentation spiralaire du temps en utilisant la figure pour montrer comment l’espace est structuré, ou plus précisément travaillé en profondeur, par le temps. Cette notion permet en effet d’introduire dans l’espace le mouvement : en l’absence de point fixe, l’image du cercle figé est remplacée par celle de la spirale, dessinant un mouvement infini vers le rétrécissement. Car c’est bien vers le bas qu’est orientée cette spirale significative de l’errance. L’image de l’ « embudo » (entonnoir) chez Cortázar, les jeux de mise en abyme/ descente vers l’abîme chez Perec, contribuent à cette représentation de l’errance par une spirale qui descend infiniment vers la chute.

Cette représentation fantasmatique de la spirale descendant vers le bas trouve son expression dans Rayuela à travers la « descente aux enfers », jusqu’aux confins de la conscience d’Oliveira, dont le mouvement final est celui d’une chute sur la case « ciel » de la marelle. Le passage d’une vie d’intellectuel à Paris à celle d’un forain à Buenos Aires n’est pas sans montrer l’infini rétrécissement de la perspective, jusqu’à l’enfermement du héros dans une chambre de l’asile psychiatrique où il est employé17 : la confusion entre l’infirmier et le malade, entre sagesse et folie, est à son comble dans cette image de la réclusion dans la chambre. L’espace se rétrécit d’autant plus qu’Oliveira s’enferme lui-même dans un labyrinthe de ficelles, qui empêchent son ami Traveler d’accéder à lui et l’isolent dans une figuration géométrique, spatiale, de sa conscience brouillée. Le sens étymologique de l’errance apparaît donc encore à travers cette notion de folie qui se dégage à l’issue du parcours zigzagant d’Oliveira. 18 Dans le cas de Perec, la construction d’un labyrinthe métaphysique est moindre, dans la mesure où cette dimension est volontairement absente du roman : la réflexion métaphysique est évoquée au même titre que tous les « ingrédients » qui constituent la vie. Cependant, la figure d’un labyrinthe abstrait peut se lire dans les déplacements de la tribu que poursuit Appenzzell. En effet, leur existence tend à l’abstraction, et leur parcours suit une ligne en pointillés, qui se noie dans un vide infini, puisque à mesure qu’ils fuient l’explorateur, ils perdent des mots de leur langue, c’est-à-dire cela même qui constitue –entre autres critères- leur spécificité ethnique. Pour mieux s’abstraire du regard étranger, ils disparaissent totalement, errant toujours plus loin dans un parcours qui perd peu à peu son sens puisqu’il ne mène qu’à l’extinction de la tribu. Cette perte progressive du sens trouve un écho dans le travail de Cinoc, qui fait disparaître les mots des dictionnaires. Des civilisations entières partent vers le néant à travers la double appréhension (physique) d’Appenzell et celle (intellectuelle ou abstraite)19 de Cinoc. Le fantasme de la dissolution dans le vide, de la disparition,20 apparaît comme l’ultime anneau de la spirale, qui englobe chaque pièce du puzzle de la vie pour en montrer le jeu, le vide. L’obsession de l’abîme se révèle surtout dans les rêveries éveillées de Valère, qui imagine les profondeurs insondables de l’immeuble, plongeant au cœur même du monde et de sa naissance, par l’enchaînement des paragraphes commençant par « Plus bas », « plus bas encore »…21 Le roman effectue des cercles concentriques, épousant le mouvement de la spirale, jusqu’à plonger dans un abîme à la fois spatial et temporel, celui qui conclue au non-sens. Les effets de rétrécissements progressifs de la réalité dans les deux romans (on peut penser en particulier aux jeux d’emboîtement et de mise en abyme chez Perec) laissent apparaître une plongée insidieuse dans le néant, d’où l’on peut passer « de l’autre côté », du moins dans le roman de Cortázar.

L’image qui s’impose pour rendre compte de ces parcours labyrinthiques au bout de l’errance est donc celle de la spirale et de ses nombreuses manifestations.  Celle-ci donne à l’éphémère une dimension infinie, car elle est destinée à ne jamais arriver à son but, image fascinante s’il en est, puisqu’elle apporte à la représentation de l’espace une dimension temporelle. Mais elle débouche moins sur le centre que nous cherchons tous, que sur l’idée du mouvement de recherche : un mouvement de rétrécissement, ou pour mieux dire, comme le montre la double image du mandala et du dessin de Valène, de reproduction du monde à l’échelle du roman pour mieux le comprendre.

L’errance apparaît donc dans ces romans modernes, caractérisés par leur  dimension ludique, à travers cette image de la spirale qui représente graphiquement un parcours physique et mental, métaphysique et psychologique. Ce que cette représentation comporte de proprement moderne réside peut-être dans la conclusion du labyrinthe : la spirale ne mène pas à un sens supérieur ou allégorique, mais à l’absence de sens, et c’est à partir de cette constatation qu’il faut « passer de l’autre côté », et examiner le parcours plutôt que son but, la matière même du roman plutôt qu’un quelconque sens allégorique.


Claire Mazaleyrat est professeur agrégée au lycée Jean Vilar à Meaux, et a par ailleurs commencé une thèse sous la direction de Claude Murcia, à Paris VII, en littérature comparée, sur la figure de géométrie dans le roman contemporain.


 

NOTES

1
Pablo Santarcangeli, Le Livre des labyrinthes : Histoire d’un mythe et d’un symbole, Florence, 1967 ; édition française chez Gallimard en 1974.
2 Voir plus précisément la nouvelle “Les Deux Rois et les Deux Labyrinthes” dans L’Aleph, qui oppose un labyrinthe tortueux, proche de celui de Thésée tel qu’on l’imagine, au désert infini dans lequel on se perd plus sûrement.
3 Julio Cortázar, Rayuela, Catedra, Letras hispánicas, édition de Andrès Amoros, Madrid, 17ème édition, 2004.
Traduction française: Marelle,  traduction par Laure Guille-Bataillon (partie roman) et Françoise Rosset (partie essai), Gallimard, collection L’imaginaire n°51, 1966.
4Georges Perec, La Vie Mode d’Emploi dans Romans et Récits,  Le Livre de Poche, collection Pochotèque, édition de Bernard Magné, Paris, 2002.
La pagination utilisée correspond donc à celle utilisée dans ces éditions.
5 Cahier des charges de LVME, Editions ITEM-CNRS, Paris, 1993, collections Manuscrits ; présentation, transcriptions et notes de Hans Hartje, Bernard Magné et Jacques Neefs.
6 Enrique Giordano, “Algunas aproximaciones a Rayuela, de Julio Cortázar, a través de la dinámica del juego”, dans Homenaje a Julio Cortázar, Madrid, sous la direction de Helmy F. Giacoman, Las Américas, 1972.
7“Así habían empezado a andar por un París fabuloso, dejándose llevar por los signos de la noche, acatando itinerarios nacidos en una frase de clochard, de una bohardilla iluminada en el fondo de una calle negra, deteniéndose en las placitas confidenciales para besarse en los bancos o mirar las rayuelas, los ritos intantiles del guijaro y el salto sobre un pies para entrar en el cielo.”
8« Dónde estarás, dónde estáremos desde hoy, dos puntos en
por las grandes personalidades que ilustran el apellido de
un universo inexplicable, cerca o lejos, dos puntos que crean
Bueno de Guzmán, y sacando el pañuelo me refería historias
una línea, dos puntos que se alejan y se acercan arbitraria-
que no tenían término. Conceptuábame como el último re-
mente(...)”
9 Bernard Terramorsi, Rites, jeux et passages ou le Démon de l’écriture, thèse écrite sous la direction d’André Rousseau, Aix-Marseille I, 1986.
10 Giordano, op.cit. : «el salto de Europea a América no tiene contornos definidos entre los dos lados que se transfieren mutualmente, conformando un conjunto sin sentido .»
11 Nous reprenons ici le jeu de mot entre « lógica » (« logique ») et « loca » (« folle ») de Morelli que reprend Andrès Amorós,  p. 28 de son introduction.
12Giordano, op.cit.: « pero ya afuera no es sí mismo sino otro en contemplación de sí mismo, mientras que la expansión del yo hacia el exterior es imposible”
13 Oliveira s’adresse fréquemment la parole pour se moquer de lui-même dans le roman, ce qui n’est pas sans déconcerter le lecteur.
14 Giordano, ibidem : « El individuo se autodivide en casilleros »
15 Comme l’écrit Jean Duvignaud, ( Le jeu du jeu, éditions Balland, Paris, 1980, p.47 ) il s’agit de tâcher de reconquérir « un réel toujours en fuite » ; ces actes minutieux du sous-bibliothécaire sont une tentative désespérée de maintenir de l’ordre dans le chaos, qui se manifestera par l’errance physique et psychologique du personnage après son licenciement, lorsque plus rien dans le « réel » ne pourra être retenu dans des chemises en carton.
16 Cette exhaustivité est celle de la liste, du catalogue, qui dissèque le réel en fragments perceptibles et renonce à les relier pou leur donner sens, autre image du labyrinthe de sens qu’a exploré Perec.
17 Le parallélisme avec Bardamu, héros du Voyage au Bout de la nuit, s’impose ici comme dans de nombreux passages du roman. Or il est intéressant de constater que le héros de Céline se plonge dans l’errance (accompagnée ici aussi d’une déchéance) spiralaire, avec la répétition de motifs (les retours cycliques de Robinson…) à une époque de profonde désillusion après l’horreur de la Première Guerre Mondiale.
18 Tout comme le sens du terme « abstraction », qui consiste en premier lieu en une mise en retrait, une mise à l’écart. La concordance entre sens physique et sens métaphysique est au contre de l’image de la spirale qui caractérise l’errance dans ces deux romans.
19 La dimension « abstraite », ou au contraire très « concrète » du langage n’est pas sans poser problème : au niveau de l’analyse syntaxique, en effet, nous tendions à considérer que le labyrinthe des phrases se situait sur un plan physique et concret, alors que nous analysons la destruction des mots sur le plan d’un labyrinthe abstrait. Comme les figures mathématiques sont à la fois concrètes (on les voit, on peut les mesurer…) et abstraites (leur sens est indépendant de leur représentation, ou pour mieux dire, elles n’ont pas de référent dans le réel), le langage a finalement les mêmes caractéristiques : il procède d’un déchiffrement, pour lequel il faut connaître un code, mais on peut se saisir du matériau graphique et le manipuler. La distinction entre abstrait et concret en ce qui concerne les deux domaines est donc en partie fallacieuse, et semble une question de « sensibilité » (les figures ont, pour un mathématicien, le même sens « immédiat » que les mots pour le l’écrivain), que nous ne reproduisons que dans un souci de clarté.
20 L’article de Brigitte Sion, « Mater l’oubli : le jeu d’échecs dans LVME » (Echiquiers d’encre, op.cit.) permet d’envisager cette problématique : elle évoque en particulier les échiquiers inutilisés, les parties interrompues, les pièces manquantes, les rapprochant de la notion de « leurre », qui mettrait en abyme le roman incomplet, auquel il manque un chapitre. Le jeu d’échecs serait une expression du manque et une métaphore de la mémoire qui tend, d’une part, à tout consigner dans des listes, et d’autre part, se heurte au blanc.
21 p.934 : « ou bien une fissure invisible la parcourrait de haut en bas, comme un frisson, et avec un craquement prolongé et profond, elle s’ouvrirait en deux, s’engloutirait lentement dans une béance innommable ; alors des hordes l’envahiraient, des monstres aux yeux glauques, des insectes géants avec des mandibules d’acier, des termites aveugles, de gros vers blancs à la bouche insatiable »
Dans ce passage, le fourmillement monstrueux fait écho à la description d’un immeuble labyrinthique, dont on distingue mal les poutres et les filins, tous les « chemins » qui ne mènent nulle part. Cette description, dans un chapitre consacré aux escaliers, cœur de l’immeuble, se trouve donc confrontée au délire angoissant de cette invasion de monstres marqués par l’insatiabilité. La bête dévorante est tapie au centre d’un labyrinthe inextricable, ce qui donne sa dimension physique et terrifiante à l’image.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

Cortázar, Julio. Rayuela. Madrid : Catedra, Letras hispánicas, édition de Andrés Amoros, 17ème édition, 2004.
Traduction française: Marelle,  traduction par Laure Guille-Bataillon (partie roman) et Françoise Rosset (partie essai). Paris : Gallimard, collection L’imaginaire n°51, 1966.

Perec, Georges. La Vie Mode d’Emploi dans Romans et Récits.  Paris : Le Livre de Poche, collection Pochotèque, édition de Bernard Magné, 2002.

Bibliographie critique très sommaire sur les deux auteurs :

Giordano, Enrique. “Algunas aproximaciones a Rayuela, de Julio Cortázar, a través de la dinámica del juego”, dans Homenaje a Julio Cortázar, sous la direction de Helmy F. Giacoman. Madrid: Las Américas, 1972.

Hartje, Hans, Bernard Magné et Jacques Neefs (ed). Cahier des charges de LVME. Paris : Editions ITEM-CNRS, collections Manuscrits, 1993.

Santarcangeli, Pablo. Le Livre des labyrinthes : Histoire d’un mythe et d’un symbole, Florence, 1967 ; édition française chez Gallimard en 1974.

Sion, Brigitte « Mater l’oubli : le jeu d’échecs dans LVME », in  Echiquiers d’encre : le jeu d’échecs et les lettres aux XIXème et XXème siècles, sous la direction de J. Berchtold. Genève : Droz, 1998

Terramorsi, Bernard. Rites, jeux et passages ou le Démon de l’écriture, thèse écrite sous la direction d’André Rousseau, Aix-Marseille I, 1986.